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orientexpress
12 novembre 2007

Le mythe du management, ou à quoi servent vraiment les écoles de commerce ?

Pour mieux filer vers l'Est, c'est plutôt de l'Ouest de Paris que nous débuterons notre périple, là où sévissent la plupart des victimes du billet d'humeur qui suit. Une humeur certes longtemps "intériorisée", mais un excellent article de Matthew Stewart, philosophe américain converti au management, et qui en est revenu, m'a révélé que je n'étais pas seul dans cette galère. Je lui dois donc ce coming-out.

Il faut bien le reconnaître : mes années d’Ecole de Commerce, pardon,… de « Business School », ne furent pas des plus amusantes. Ma première impression étaient que mes congénères devaient être excessivement candides, ou particulièrement désœuvrés, pour perdre plusieurs années de leur vie, souvent contracter de lourdes dettes, et ce à la seule fin de garder leur sérieux lorsqu’ils vous parlent « business process reengineering », glosent sur la « psychosociologie des organisations », ou vous conseillent d’adapter votre « data processing » pour devenir « a world class company » et faire face aux « nouvelles stratégies compétitives » de vos concurrents. A cours de ces 3 années, en parcourant péniblement la littérature spécialisée, dite « managériale », pas une fois je ne me suis dit « ça alors, si seulement j’avais su cela plus tôt ! », ou encore « ah, oui, vraiment, cela donne à réfléchir ». En lieu et place, je me suis surpris à penser des choses inavouables du type « je ferai mieux de lire Raymond Aron, Stefan Zweig, ou même Le Monde ». Déroutante expérience.

C’est en 1899 que la théorie du management fit irruption dans le monde moderne, par une question du célèbre Frederik W. Taylor, que la postérité retiendra comme le père fondateur de la science managériale : « combien de tonnes de fonte un travailleur peut-il charger dans un wagonnet en une journée ? » Pour parvenir à ses fins, il dévala dans une usine avec ses « hommes de l’Université », comme il nommait ses assistants, et constata que chaque individu chargeait 12,5 tonnes par jour, soit à peine la moitié des 80.000 tonnes nécessaires pour faire face à la demande engendrée par la guerre hispano-américaine. Il sélectionna alors dix forts et puissants hongrois ; moyennant hausse substantielle de leur salaire, ceux-ci manipulèrent 16,5 tonnes de fonte en 14 minutes. Taylor fit les comptes : sur une journée, cela donne 75 tonnes par personne. Il ajusta les résultats à la baisse de 40% pour tenir compte des pauses toilettes, déjeuner et détente, et fixa donc l’objectif à 47,5 tonnes par jour et par personne. Quand les hongrois réalisèrent qu’on leur demandait de quadrupler leur charge de travail, ils refusèrent de travailler. Taylor tomba alors sur un hollandais, dont il compara l’intelligence à celle d’un bœuf, et qui, moyennant une augmentation de 60% de son salaire, parvint à charger 46 tonnes de fonte. Ce fut suffisant pour marquer ce jour d’une pierre blanche : la première victoire des méthodes de management moderne. S’ensuivit la segmentation du travail entre ceux qui pensent (les têtes) et ceux qui exécutent (les bras), Taylor ayant montré qu’un même individu ne pouvait être apte aux deux à la fois.

A la demande de ses disciples, il baptisa sa méthode « management scientifique », que les étudiants apprennent sous le vocable « OST » pour « Organisation Scientifique du Travail ». Pourquoi pas. Sauf que la première caractéristique de ce qui veut se prévaloir du nom de science doit être la reproductibilité des résultats expérimentaux. Or, Taylor n’a jamais publié les données sur lesquelles il a fondé la science du chargement de la fonte ; par ailleurs, sommé d’expliquer le caractère « scientifique » de l’ajustement de 40%, fondement de sa théorie, Taylor mentionna avec l’aplomb désinvolte de l’expert que dans d’autres expériences, cet ajustement pouvait varier de 20% à 70%, justifiant ces écarts par son jugement et son expérience, alors même que tout raisonnement scientifique doit tendre à éliminer toute variable subjective. Ensuite, lorsqu’un membre du Congrès lui demanda si ses méthodes pouvaient être mal utilisées, Taylor hocha négativement la tête : si la Direction était dans de bonnes dispositions d’esprit, ses méthodes conduiraient toujours au résultat correct. Enfin, lorsqu’on s’aventurait à demander si son employeur la Bethlehem Steel avait tiré profit de ses travaux, il éluda la question. Et pour cause, il fut congédié en 1901, et ses ingénieuses recommandations oubliées. Au bout du compte, la méthode de Taylor se résume à une série de plates évidences du type : « travaillez plus vite », « organisez mieux votre travail », « soyez efficace ». Le cœur du taylorisme, comme de la plupart des méthodes de management qui lui succèderont, consiste en une collection d’incantations et d’anathèmes quasi mystiques sur l’avantage d’être bien organisé et bon dans son travail, le tout enveloppé dans de douillettes bulles de paraboles pompeusement appelées « études de cas », comme à la recherche d’une incertaine crédibilité.

Empreintes de vanité, les théories du management ne le sont pas tant par leurs carences en données empiriques fiables et leurs lieux communs, que par la quasi infaillibilité dont elles se prévalent. Vous posez-vous la question de savoir en quoi consiste exactement le BPR, « business process reingineering », dernière marotte du management moderne, vous obtiendrez des réponses lumineuses du type : le BPR consiste à remettre à plat tous les processus de l’entreprise, ou encore, le BPR, c’est comme recouvrir tout ce que vous savez d’une feuille blanche pour repartir de zéro. Prix de la prestation : 2000 EUR/jour. Serrer la main du consultant, lui demander si son voyage s’est bien passé, et lui offrir un café vous en coûtera déjà 50. Car, et c’est peut-être là le pire, le développement de ces théories a consacré un nouveau groupe social : la classe du management, faite d’experts en tout genre, enseignants, consultants, éditeurs, dont l’utilité sociale le dispute à la vacuité mentale, et dont la prise de risque frôle les fonds marins. Jouant sur la concurrence effrénée, misant sur les doutes et les craintes légitimes des dirigeants qu’ils se plaisent à amplifier, ces gourous cravatés sont devenus incontournables, se confortant dans l’idée que la demande des clients légitime leur activité. Comment McKinsey a-t-il pu facturer en toute impunité des millions d’honoraires de conseil à Enron dans les 18 mois qui ont précédé la retentissante faillite du géant du pétrole ? Mis à part le fait qu’il n’ y a pas eu d’enrichissement personnel ni de tromperie avérée, cette escroquerie là vaut largement les actes délictueux du PDG d’alors, lui-même ancien de …McKinsey.
Sans parler, dans un tout autre registre, de la rente limite indécente que constitue un poste d’enseignant en management dans une business school, garanti à vie moyennant un quota annuel de publications ésotériques. Le système s’auto entretient par ces étudiants cocoonés, rarement les moins brillants, dont la seule ambition est de devenir « enseignant-chercheur » au sein de l’établissement qui les a formés. « Chercheur en Sciences de Gestion », quelle incongruité ! Un passage par l’entreprise ? Mais pour quoi faire ? Vous n’y pensez pas ! Que pourrais-je y apprendre que je ne sache déjà ? L’un des fondements du capitalisme, du moins le pensai-je, consiste à rémunérer la prise de risque ; nous en sommes bien loin. D’ailleurs, les plans quinquennaux soviétiques n’ont-il pas été inspirés des travaux de l’ingénieur Henri L. Gantt, l’un des plus fidèles disciples de Taylor ? Amusant méandre de l’Histoire.
C’est dans la fonction publique française que ces spécialistes pourraient être réellement générateurs de progrès et d’efficacité en vue du bien de tous, mais, las, le client paye nettement moins bien, et surtout le risque d’échec existe réellement.

Et pourtant, on ne peut reprocher à cette nouvelle caste dominante d’avoir fait l’économie de l’effort intellectuel. Tous gardent en mémoire leurs chères années d’études en Ecole de Commerce, persuadés que ce cursus avait été utile à l’avancement de leur carrière. S’ils ont raison sur ce point, ce n’est pas grâce aux connaissances qu’ils y ont acquises, mais bien parce que, tel un tatouage sur un guerrier Maori ou un certificat d’origine sur de la viande bovine, le diplôme est un label commercial attestant que le titulaire, à une période déterminée de sa vie, a été capable de mettre en œuvre un savoir réel, mais qui n’aura rien à voir avec les aptitudes qu’il devra développer pour faire un bon dirigeant. Ensuite, mécaniquement, l’esprit de caste corrélé à l’aversion au risque des employeurs fera que, grosso modo, cet avantage mérité à 20 ans reste certain et acquis tout au long de la vie, tel une publicité à un cul de bus. Parmi les nombreux exercices proposés à la réflexion des étudiants de classes préparatoires figurait un sujet cocasse : « le concours : baptême bureaucratique du savoir ». Tout est dit.

Ce que les écoles de gestion ne peuvent apprendre, c’est que les diverses constructions échafaudées par les experts en management pour donner corps à leurs truismes (les « matrices » de résolution de problèmes, les analyses SWOT – eh oui : Strenghtes, Weaknesses, Oppotunities, Threats, enfin ! -) sont heuristiques par essence, c'est-à-dire qu’elles contribuent à la recherche et à la découverte des faits. Elles peuvent parfois aider à trouver des solutions et à les hiérarchiser, mais elles ne peuvent aider à penser ; et ce faisant continuent de générer un nombre ahurissant de mauvais auteurs. Il va de soi que certaines techniques doivent être maîtrisées, qui obéissent à des règles écrites et irréfutables - savoir analyser un bilan pour qui veut travailler dans une institution financière, connaître les principes du droit pour un juriste en entreprise, parler des langues étrangères pour qui veut travailler à l’import-export mais la valeur ajoutée de cet apprentissage est bien moins importante que ce que papa et maman veulent bien croire. Dans la plupart des emplois de direction ou d’encadrement, toutes les aptitudes nécessaires à la réussite soit sont des qualités strictement humaines (leadership, écoute, prise de risque) soit s’apprennent sur le tas. Car ce qui est demandé au dirigeant, c’est avant tout de savoir penser, raisonner avec bon sens et mesure, et de savoir faire fructifier ses expériences, y compris extra-professionnelles, - et celles de ses collaborateurs- en vue du bien commun.

Parfois, je me réjouis de découvrir dans quelque annuaire ou notice biographique l’existence discrète de M.X, diplômé d’HEC, et Docteur en Histoire. Celui-là mérite le respect ; qu’il frappe à ma porte, il sera écouté. En effet, là où l’historien ou le philosophe détiennent un avantage majeur sur leur lointain cousin des sciences managériales, c’est qu’ils sont bien meilleurs dans l’art de savoir ce qu’ils ignorent. Et ce savoir là est irremplaçable.

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Commentaires
K
Mmmmm, dites moi, voilà une charge de cavalerie que Murat ne renierait pas. Tiens puisqu'on parle de l'Empire, Dominique de Villepin a eu un mot pour désigner cette race d'hommes qui font la pluie et le beau temps dans les "world class companies" et les cabinets de conseil : celui de "managers globalisés et pasteurisés"...Je ne m'en lasse pas. Pasteurisés, pasteurisés, pasteurisés comme du beurre ou du gouda.<br /> Kleber - Alter
S
entièrement d'accord...
orientexpress
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